MADELEINE ET L'ART DE DISCERNER
UN DISCERNEMENT POUR UNE VIE D’ÉQUIPE
Bernard Pitaud a écrit dans Eucharistie et discernement chez Madeleine Delbrêl un commentaire détaillé de la lettre qu’elle adressa le 7 janvier 1953 à Francette Rodary, alors jeune et nouvelle recrue de La Charité implantée à Ivry vingt ans plus tôt. Cette lettre vient d’être publiée dans le volume II de la Correspondance (1950-1956). Madeleine y fait oeuvre de discernement pour une vie d’équipe. Bernard Pitaud commente la façon dont elle répond précisément, nommant au passage les pièges dans lesquels on peut tomber :
Madeleine commence par définir ce qu’est à ses yeux la vie d’équipe : « moyen pris en commun pour arriver à un même but. » Tout de suite, on voit que la vie d’équipe n’est pas une fin en soi. Elle a un but ; elle est donc de l’ordre des moyens. Mais surtout, on est frappé par le fait que Madeleine, dans sa réflexion, ne part pas de la personne ni des difficultés qu’elle éprouve, elle part de ce qu’est la vie d’équipe. Elle oblige donc la personne à ne pas se situer par rapport à elle-même, à ne pas s’enfermer dans sa subjectivité, mais à se mesurer à un objectif à poursuivre.
Elle passe ensuite aux difficultés qui peuvent survenir, et celles-ci sont elles-mêmes envisagées par rapport à la définition qu’elle vient de donner. Par le fait-même, elles vont concerner la vie d’équipe en tant que moyen d’atteindre ensemble un même but. Les difficultés peuvent venir d’abord du fait que le but n’est pas le même pour chacun des membres. Et Madeleine commente : « Dans le premier cas, la question est à trancher vis-à-vis de soi-même par rapport à Dieu. » Elle ne dit pas qu’il faut s’entendre sur le but, quitte à faire une négociation. Elle dit que c’est à chacun des membres d’étudier la question par rapport à Dieu. […]
Les difficultés peuvent venir ensuite du fait que « la vie d’équipe n’est pas assez moyen, ne fournit pas assez les moyens. » Si c’est le cas, on peut y remédier par un effort de tout le monde. C’est la même chose lorsque l’équipe est « trop existante en elle-même, elle devient un peu un but en soi. » L’équipe n’est évidemment pas son propre but. Madeleine pense sans doute à la vie apostolique qui tourne vers l’extérieur chacun des membres de l’équipe. Enfin, on peut oublier que « l’équipe c’est un peu soi », c’est-à-dire on peut oublier que ce sont ses membres qui font vivre l’équipe et que si chacun n’apporte pas sa part, l’équipe ne peut que s’étioler. Le remède est facile à prescrire sinon à appliquer. […]
Le but de l’équipe, c’est forcément la charité, puisque tel est le nom de l’équipe. Et c’est pourquoi elle dit : « Ce malaise vient d’un conflit –du moins je le crois – entre deux conceptions de l’amour d’autrui. » Nous en arrivons au fait : c’est bien en effet une question de vocation qui est en jeu, puisqu’il y va de la manière de comprendre l’amour. Mais Madeleine a situé le débat sur son vrai plan, et elle s’explique sur les deux conceptions de l’amour : « L’une qui a été longtemps la tienne à base de “service” efficace, onéreux, dans la ligne devenue adulte du scoutisme. Donner quelque chose de n’importe quel ordre, religieux, moral, matériel, à des gens qui en manquent, cela au prix de son propre effort, d’un don de soi monnayé en vie dure. L’autre celle du groupe, se donner personnellement au Christ pour devenir Lui, Le vivre, continuer le salut qui est le sien, l’efficacité étant dans le plan mystérieux de ce salut, sans “doctrine” d’action sinon celle de se laisser façonner par le Christ, animer par Lui, pour aimer chaque être comme Lui aime, au fur et à mesure que nous le rencontrons. »
Autrement dit, Madeleine distingue entre un amour qui est une vraie générosité, onéreuse, exigeante, où la personne donne beaucoup d’elle-même, et un amour qui vient finalement du Christ parce que la personne s’est laissé envahir par son amour. Or, c’est cette deuxième forme qui correspond à la vocation de la Charité : aimer le Christ pour lui-même, suffisamment pour devenir Lui, comme le dit Madeleine, se laisser façonner par Lui et aimer avec son amour même. On peut remarquer que Madeleine a écrit tous les pronoms qui désignent le Christ avec une majuscule, comme pour bien souligner la place prépondérante du don personnel au Christ dans la vocation des membres de la Charité. Le premier type d’amour est noble, généreux, mais sa source semble se trouver dans le coeur de la personne elle-même. La source du deuxième type d’amour se trouve au contraire dans le coeur du Christ.
Quand on est ainsi habité par l’amour du Christ, on cherche moins à faire qu’à être, on veut moins définir et choisir ses actes que laisser le Christ les choisir en nous : « Cela suppose qu’au “quelque chose” de défini que l’on choisit de faire, on accepte que, pour nous, le Christ devienne sans cesse plus “quelqu’un”, pour que, de ces deux réalités, jaillisse en actes un amour vrai. »
Et Madeleine va conclure sa lettre en disant que le but de l’équipe n’est rien d’autre que de devenir moyen de l’amour. Et effectivement, si elle ne devient pas ce moyen, elle n’atteindra pas son but. Alors, Madeleine peut dire à sa correspondante : « avant de voir s’il y a ou non pour toi et par toi une vraie vie d’équipe, il y a à savoir si vraiment tu colles au but. » En effet, le premier critère de la vérité d’une vie d’équipe, c’est l’adhésion au but que se propose l’équipe. Sinon, on ne trouvera jamais les bonnes attitudes.
QUAND MADELEINE DISCERNE … ET S’EXPLIQUE
En complément du travail réalisé par B. Pitaud, voici une autre situation où Madeleine doit discerner (et qui l’amène à s’opposer au Curé de la paroisse de Champigny ! ) Ces textes sont extraits de « Correspondance 1915-1949 » (Nouvelle cité – 2022)
Le contexte
Deux équipières, Christine de Boismarmin et Louise Brunot sont à Champigny avant la guerre. Le curé est l’abbé Emile Regnault.
La guerre survient. Les équipières choisissent de s’engager à la Défense Passive. Elles resteront près des populations ou bien seront envoyées là où le besoin surgira.
Louise Brunot, est assistante sociale. Elle s’engage à l’O.P.M.E.S. (Office de Protection de la Maternité et de l’Enfance de la Seine). Elle reste d’abord à proximité de Champigny, puis est envoyée en Maine-et-Loire.
L’abbé Regnault lui, souhaite que Louise Brunot reste comme infirmière à mi-temps pour la paroisse.
Echange de courriers avec l’abbé Emile Regnault.
• Lettre du 27 septembre 1939 :
Monsieur le Curé, je reçois votre lettre et y réponds le plus nettement que je puis. .../... Mademoiselle Brunot est partie pour une quinzaine de jours pour le Maine-et-Loire. La situation des départements refuges est suffisamment tragique pour qu’il n’y ait pas à hésiter quand il est demandé d’y porter une aide temporaire et efficace. Des gens de toute la Seine s’y trouvent et notre place est aussi indiquée auprès d’eux que dans nos lieux d’action habituels. Je me refuse à répondre aux questions que vous me posez sur mon rôle dans notre groupe : je ne les comprends pas ; je n’ai jamais eu conscience des interventions que vous me prêtez ; je n’estime pas que la guerre soit une circonstance courante et que les décisions qu’elle implique entrent dans le rythme de la vie courante.
.../... Nous sommes à un moment où tout le monde en France, familles, congrégations, clergé, donne une part d’eux-mêmes au bien de tous. Nous ne regrettons pas d’avoir, par la formule que nous avons choisie, la possibilité de continuer une action il est vrai diminuée sur une population diminuée elle aussi, et de pouvoir, d’autre part, aider à la grande compassion de tout le pays. Je suis très attristée, Monsieur le curé, que la désillusion que nous vous causons aggrave pour vous la rudesse du front. Nous ne vous avons jamais dit que nous étions un groupe très bien ! nous faisons ce que nous pouvons en nous adaptant aux circonstances quelques fois dures : vous nous faites sentir plus clairement que ce que nous avons pu et pouvons n’est que très peu de choses.
.../... Excusez, Monsieur le Curé, cette trop longue lettre. J’ai voulu qu’elle soit aussi claire que possible et je désire de tout mon coeur qu’elle dissipe les obscurités qui pourraient rester dans votre esprit. Je vous prie de ne pas nous oublier auprès du Bon Dieu comme nous pensons très respectueusement à vous devant lui.
• Lettre du 4 octobre 1939
Monsieur le Curé, avant d’avoir reçu votre réponse à ma dernière lettre je crois de mon devoir de vous écrire ma façon de penser sur « la question Champigny ».
Je ne comprends pas qu’après ma lettre d’avril et la conversation qui l’a complétée vous ayez réservé à Mademoiselle Brunot un travail incompatible avec le service que vous saviez être le sien en temps de guerre.
.../... Je crois Monsieur le Curé, que en temps de paix nous considérons le curé de la paroisse comme notre chef. Il y a pourtant une part de la vie de notre groupe que nous ne pouvons pas aliéner. Quand nous avons décidé ce que nous ferions en temps de guerre, c’était au groupe de décider.
.../... Chaque soldat meurt, s’il doit mourir, pour le pays tout entier. Il est juste que, toute une armée se lève à l’arrière, dont chaque bonne volonté soit au service de toutes les familles sans distinction de tous les soldats. C’est un véritable égoïsme que de vouloir garder intactes les cadres complets d’un Ivry, d’un Champigny, quand il y a tout le front à l’arrière à assurer.
Je ne serais pas étonnée, Monsieur le Curé, que vous me répondiez une lettre qui ne sera plus un tir de barrage, mais une charge de tanks. Soyez sûr qu’elle ne me fâchera pas. Mais j’aurais cru ne pas faire ce que je devais si je ne vous avais pas donné le fond de ma pensée.
Croyez, Monsieur le Curé, malgré tout ce que vous pouvez mettre en doute, à mon profond respect et à mon réel dévouement en + (Christ)