La robe neuve de la charité, vie spirituelle et engagement : un même mouvement de conversion
La robe de baptème de Madeleine Dans les bras de son père
« Un fil dans une robe »
« Je rêve que la Charité de Jésus soit dans l’Eglise ce qu’est un fil dans une robe : il tient les morceaux ensemble et personne ne le voit sinon le tailleur qui l’y a mis.[2] »
Voilà ce qu’écrit Madeleine Delbrêl en 1932, tout juste un an avant son arrivée à Ivry avec ses deux compagnes, arrivée qui signera le début de leur aventure missionnaire en plein monde. Telle la tunique du Christ, sans couture, tissée d’une seule pièce symbole de l’unité de l’Eglise, mais aussi de la nature divine unie à l’humanité de Jésus, le fil dans la robe est pour Madeleine une image qui représente la Charité qui tient l’Eglise unie. Un fil, ça ne se voit pas, mais c’est essentiel pour que l’ensemble tienne. Ainsi, Madeleine a voulu la Charité du 11 rue Raspail comme un fil, un lieu où se fait l’unité pour y vivre l’intériorité, la prière, la solitude, mais aussi les sacrements dont l’eucharistie, sacrement d’unité par excellence... Et ceci pour réaliser en elle, en chacune des Charités, comme elles s’appelaient au début, la jonction, l’unité des deux commandements du Seigneur : l’amour de Dieu et l’amour des hommes. C’est le fil directeur de la vie de Madeleine, de la vocation de la Charité, la charnière de leur vie : être une « jonction entre les familles proprement religieuses et ces autres mouvements mêlés à la pâte[3] », et réaliser ainsi l’union de ces deux commandements.
« La robe neuve de la charité »
Cette jonction et cette unité, Madeleine a désiré les vivre aussi dans l’exercice de sa profession d’assistante sociale, un métier nouveau à son époque et dont elle est une pionnière, un métier qui, écrit Bernard Pitaud, est pour elle un moyen de vivre une actualisation de sa vie dans la charité tout comme « la Charité donne au service social sa plénitude ».[4] Madeleine ne mettait pas à part la vie qu’elle menait au 11 rue Raspail lorsqu’elle prenait ses fonctions ; et ses écrits professionnels témoignent, en effet, de sa réflexion sur l’unité de vie entre profession et mission, réflexion au service de laquelle Madeleine consacre tout l’art de son écriture. C’est ainsi que cette formulation pragmatico-poétique issue d’un texte de 1934 nous a frappés et touchés au point de devenir le fil conducteur de notre journée : « Le service social est la robe neuve de la charité. La charité est l’âme du vrai service social.[5] »
Madeleine n’a pas voulu évoluer dans un esprit de divorce entre compétences techniques et esprit de charité. Tout en voulant se départir de la réputation de « dames de bonnes oeuvres » liée aux origines historiques de son métier, armée de son langage, elle s’est tout autant employée à dénoncer « la scandaleuse dilapidation de valeur humaine que constitue l’incohérence des Service Sociaux [6] », alors en pleine tourmente au moment de la deuxième guerre. Ainsi, elle n’aura de cesse dans ses écrits professionnels de faire dialoguer la nécessité des compétences et qualifications et la teneur du coeur dévoué et bienfaisant de l’assistante sociale, mûe par un désir de « croissance dans la vie de charité [7]» et par une vision spirituelle sur les besoins humains temporels, cela pour le déploiement d’un service social intégral.
Mais si l’exercice du service social a permis à Madeleine de revêtir la robe neuve de la charité pendant treize années, sans doute a-t-elle ressenti, dès 1945, la nécessité de revêtir une nouvelle robe, celle de sa vie donnée pour le développement de ses équipes et de leur vocation baptismale dans une consécration entière au Christ.
« Une robe de taffetas noir »
Cette image de la robe, nous avons voulu l’aborder, peut-être aussi dans sa genèse, avec cet extrait situé avant la conversion de Madeleine, en 1922. C’est le témoignage de Lucette Majorelle, une amie de jeunesse de Madeleine, qui la décrit si bien lors du bal organisé pour ses 18 ans :
« … je la vois encore dans le salon, elle avait une robe de taffetas noir (…). Elle était très élégante, très… cette robe, c’était sa mère qui l’avait faite, mais vous savez, on aurait dit une robe sortant de chez Lanvin, en taffetas noir, de style, elle avait un empiècement en genre de soie un peu surannée. C’était ravissant. [8] »
Madeleine brillait d’une beauté sombre, elle voulait exister pour les beaux yeux de Jean Maydieu. Lucette nous dit qu’elle a dansé avec lui toute la soirée. Mais cette beauté est appelée à se transformer et il lui faudra vivre le passage de sa conversion pour écrire à l’abbé Plaquevent, dans sa lettre du 12 janvier 1932, ce à quoi elle aspire profondément, « continuer la charité de l’Evangile selon son mode le plus simple, soigner, consoler, aider, visiter, vêtir, matériellement et surnaturellement. [9] » Vêtir matériellement et spirituellement… restaurer la beauté de la personne, la dignité de chacun dans sa vocation de fils, fille de Dieu, crée à l’image de Dieu...
« Les robes usées ou démodées » Poursuivant notre journée et notre ouvrage, nous avons été touchés de voir dans J’aurai voulu…, que même dans ce moment dramatique, où elle relit leur vie, Madeleine revient sur ce détail des robes : oui, elles ont voulu la pauvreté, bien que ce soit Dieu qui la donne, dit-elle, « être pauvre, comme s’habillent certains pauvres, avec les robes usées ou démodées, qui restent quand même de " belles robes" [10] », une beauté autre, qui ne dépend pas du goût du jour, qui est sobre sans doute… c’est beau quand même, dans sa simplicité, sa justesse.
En tirant cet autre fil de la beauté qui relie ces différents textes étudiés, il nous a semblé voir Madeleine évoluer de l’attachement aux personnes, au créé, à la vérité des êtres et des choses, une vérité qui les relie à Dieu, et cela passe par un détachement, une pauvreté du coeur, jusqu’à cette liberté intérieure de celle qui désormais appartient au Seigneur, et dont le seul désir est de lui plaire à Lui.
« Une robe de bal » « Apprenez-nous à revêtir chaque jour notre condition humaine comme une robe de bal qui nous fera aimer de vous tous ces détails comme d’indispensables bijoux.[11] »
Bien sûr, de fil en aiguille, nous est apparue celle qui crève l’écran, la robe du Bal de l’obéissance, et cela nous a conduits à nous interroger : notre vie tout entière, notre condition humaine, ce qui nous arrive… comment je l’accueille, est-ce que je la porte comme on porte un habit de fête quand on est amoureux ? Madeleine nous dit que tous ces détails deviennent alors des bijoux, de vrais bijoux… c’est une vraie transfiguration du quotidien.
En cela, elle rejoint fortement ce que Henri de Lubac dit du « rythme du Christ », dans Paradoxes [12] : nous sommes appelés à vivre nous aussi le rythme du Christ, qui est un rythme à trois temps, calqué sur le mystère pascal (Incarnation, mort et résurrection) et qu’il décline en trois mots : Incarnation, Détachement, Transfiguration.
C’est tout l’itinéraire de Madeleine, qui se renouvelle sans cesse. Incarnation, écho au temps de sa jeunesse ; détachement - le travail intérieur, l’ascèse, l’émondage qu’opère le groupe de la Charité ; la transfiguration du quotidien : la beauté, la vérité de chaque geste, comme elle le dit dans « Dieu dans la ville », la finale de Ville marxiste terre de mission : si nous restons bien branchés sur l’« unique prise d’énergie », de la volonté de Dieu dit-elle, « courant de lumière et de force » : alors tout sera à retrouver dans ce monde, « le verre d’eau, la nourriture des affamés, toute la vraie nourriture de tous les vrais affamés, toutes les vraies nourritures et tous les vrais moyens de la donner…[13] »
C’est l’Evangile vivant. L’amour, la foi, l’espérance en acte.
Stéphanie Lefebvre, avec Sophie Mathis et Gilles François
[1] Voir la Lettre aux amis de Madeleine Delbrêl N° 126, p 7
[2] Correspondance (1915-1949), vol. 1, Nouvelle Cité, 2022, p. 183-184
[3] Ibid., p. 300-301
[4] Postface de Bernard Pitaud, OC VI, Nouvelle Cité, 2007, p. 450-459
[5] « Service social et charité » (1934), OC VI, Nouvelle Cité, 2007, p. 106
[6] Ibid., p. 174
[7] Ibid., p. 106-111
[8] Viens à moi, Centenaire de la conversion de Madeleine Delbrêl, G. François, B. Pitaud, Elidia/Nouvelle Cité, 2024, p. 91
[9] Correspondance (1915-1949), vol. 1, Nouvelle Cité, 2022, p. 179-180.
[10] J’aurais voulu… (1956), OC XIV, Nouvelle Cité, 2016, p. 20
[11] « Le Bal de l'Obéissance » (1946), Humour dans l'amour, OC III, Nouvelle Cité, 2017, p. 28-32
[12] Henri de Lubac. Paradoxes, Seuil, 1959, Paris, p. 43-44.
[13] Ville marxiste, terre de mission, OC XI, Nouvelle Cité, p. 197
(Extrait de la Lettre aux Amis de Madeleine Delbrel n°127)